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| Résumé |

Interview de Chérif Ghemmour, auteur de Johan Cruyff, génie pop et despote

Actualité : Dimanche 24 janvier 2016 - 13h56

En septembre 2015 paraissait "Johan Cruyff, génie pop et despote", la première biographie en français du légendaire ajacide. Comme toute biographie qui se respecte, le récit retrace toutes les périodes de la vie du plus célèbre n°14, dont on a appris depuis la parution du livre qu'il souffrait d'un cancer des poumons : sa jeunesse, sa carrière de joueur aux  Pays-Bas, en Espagne, aux Etats-Unis et en sélection, sa carrière d'entraîneur, et sa vie de retraité pas forcément inactif.

Ce livre ne manquera donc pas de rappeler des souvenirs à ceux qui ont connu Cruyff en tant que joueur, et d'apprendre plein de choses aux nouvelles générations. Et l'un des grands mérites du livre est qu'il n'occulte pas non plus la face plus sombre du personnage : sa relation trouble à l'argent par exemple, mais aussi et surtout son côté dictatorial et rancunier. De quoi mieux comprendre son retour à l'Ajax en 2010, puis son désengagement du club en fin d'année dernière notamment.

Ajax en France a pu poser quelques questions à l'auteur du livre, Chérif Ghemmour, dont la plume est bien connue des lecteurs de So Foot entre autres.

Ajax en France : Pourquoi écrire en 2015 un livre sur Johan Cruijff, près de 20 ans après sa retraite en tant qu'entraîneur, dans un pays où il n'a quand même pas une très grosse notoriété ?
Chérif Ghemmour : D’abord parce que je suis resté un grand fan du joueur et du grand entraineur qu’il a été. Et puis il n’y avait pas de livre biographique sur Cruyff en France… Voilà déjà une bonne raison d’écrire un bouquin sur lui. Qui plus est, si Johan Cruyff n’a plus en effet une énorme notoriété en France, il est très connu et très apprécié parmi les plus de 40 ans. Les quinqua le vénèrent, à l’image de pratiquement tous les footballeurs français qui ont joué dans les années 70 : le Cruyff de l’Ajax et de la Hollande 74 est resté l’idole de Platini, Rocheteau, Tigana, Luis Fernandez, Giresse, et plein d’autres. Enfin, à l’heure où le Barça de Messi, de Luis Enrique et de Guardiola domine le foot mondial depuis 7-8 ans, il était bon de rappeler que Cruyff en tant que joueur-entraîneur-inspirateur a été un acteur essentiel du succès de ce Barça contemporain.


On associe assez facilement Cruyff au football total, mais est-ce lui ou ses entraîneurs qui ont façonné ce football ?
C’est une création collective de Johan et de son coach Rinus Michels dans les années 60. Il faut associer à ce concept révolutionnaire, l’héritage du « beau jeu » de l’Ajax apporté par deux coachs anglais qui ont précédé Michels, Jack Reynolds et Vic Buckingham. Rinus s’est inspiré d’eux. Enfin, il faut aussi associer les autres joueurs majeurs de l’Ajax qui ont « bonifié » aussi le Football Total : les défenseurs Vasovic et Blankenburg (libéros), Suurbier et Krol (latéraux), les milieux Neeskens, Haan et Mühren, et les attaquants Keizer, Swart et Van Dijk. Johan était le maître à jouer, le leader, mais il savait que sans coéquipiers intelligents et dévoués eux aussi au Football Total, l’Ajax n’aurait pas été le club extraordinaire qu’il a été.

La Coupe du Monde 74 occupe une bonne place dans le livre. Est-ce que finalement la défaite en finale ne l'a pas rendu encore plus légendaire que s'il avait gagné ?
Non. Si les Pays-Bas avaient été champions du Monde, Cruyff aurait été considéré sans aucun doute comme le meilleur footballeur de tous les temps. A égalité avec Pelé ? Même pas ! Pelé aurait sûrement été « que » le numéro 2… Une victoire en coupe du monde magnifie une carrière et les souvenirs éternels. Voilà pourquoi Zidane est sans doute plus populaire que Platini : ZZ a été champion du monde, pas Michel. Alors que Messi est un joueur stratosphérique, il n’atteindra jamais le prestige de Garrincha, Pelé, Maradona, Zidane, Ronaldo (le Brésilien) tant qu’il ne gagnera pas le Mondial avec l’Argentine : c’est injuste mais c’est comme ça. Idem pour Di Stefano : c’est un monstre sacré du foot, brillantissime avec le Real Madrid mais qui n’a pas été champion du monde. Du coup, il est pas mal oublié aujourd’hui.

Est-ce qu'un joueur de la trempe de Johan Cruijff pourrait encore émerger dans le football assez formaté d'aujourd'hui ?
Oui et non ! En 2016, le Johan Cruyff de 1971-1974 serait encore bien placé pour le Ballon d’Or. Vitesse supersonique, technique individuelle XXL, vision panoramique du jeu, dribbles inarrêtables, endurance et longévité (20 ans de carrière), sens du but aiguisé… Avec toutes ces qualités, Cruyff est un génie intemporel. Dans le foot d’aujourd’hui, je ne lui vois aucun équivalent avec toutes ces qualités hors norme. A part peut-être Messi. Mais le petit Argentin ne transcende pas l’équipe d’Argentine alors que Cruyff portait la Hollande très haut…

Cruyff a reçu 3 Ballons d'Or, soit autant que Cristiano Ronaldo et désormais 2 de moins que Lionel Messi (et ce n'est pas fini), mais on a du mal à croire que ces deux joueurs laisseront la même trace dans l'histoire. C'était pas un peu mieux avant, en fait ?
Je ne dirais pas ça comme ça. L’hypermédiatisation fausse grandement les comparaisons. Cruyff disait lui-même qu’à son époque, avant la coupe du monde 74, il n’était connu que de quelques millions de footeux. Aujourd’hui, CR7 et Messi sont connus de deux milliards d’individus ! Depuis quelques années, le critère essentiel d’attribution du Ballon d’Or c’est le total des buts marqués. Avant, d’autres critères comptaient aussi : le palmarès et les titres (Cristiano Ballon d’Or 2013 avec 69 buts mais zéro titre !), le talent individuel mais aussi l’apport collectif, l’intelligence tactique, etc. Johan Cruyf a brillé au sein d’une petite équipe inconnue au départ, l’Ajax, qu’il propulsée au sommet mondial. Alors que Messi et CR7 se sont épanouis dans des clubs  qui étaient déjà immenses quand ils sont arrivés… Cruyff a « fait » l’Ajax : CR 7 et Messi n’ont pas « fait » le Real et le Barça.

Il y a un parallèle musical intéressant entre Cruijff et la musique dans le livre, mais Cruijff chanteur c'était quand même pas vraiment Rock'n'Roll... C'était même assez éloigné de son image de rebelle de l'époque, non ?
Attention ! Johan a enregistré ce 45 tours juste pour la déconne et non pour faire carrière ou briller au hit-parade. La preuve, c’est qu’il n’a pas récidivé avec un nouveau disque, sachant lui-même qu’il chantait mal. Par contre, ses goûts musicaux étaient assez rock, Beatles et Stones, notamment, ce qui était nouveau à l’époque où les footballeurs étaient plutôt très variétoche…

Cruijff est l'un des rares joueurs légendaires à avoir été un brillant entraîneur. N'est-ce pas quelque part surprenant, surtout compte tenu de son caractère intransigeant ?
Précision : Cruijff est le SEUL joueur à avoir été un brillant entraîneur ! C’est étonnant dans le sens où les génies du foot échouent très souvent comme entraineurs du fait qu’ils n’arrivent pas à se mettre au niveau des joueurs qu’ils ont et qui sont juste des « bons joueurs ». Platini entraineur avait du mal à accepter que ses joueurs ne savent pas bien contrôler un ballon comme lui savait parfaitement le faire… Bizarrement, Cruyff était indulgent et pédagogue : il prenait tout le temps nécessaire à faire progresser ses joueurs, techniquement et tactiquement ! Il ne s’énervait pas, mettait ses gars en confiance, les aidait. Il se mettait littéralement à leur niveau, forcément inférieur au sien, avec une humilité incroyable pour la star qu’il avait été…

Pourquoi est-ce que Van Gaal et Cruijff sont incapables de s'entendre ? Et au-delà de leur inimitié, leur vision du football sont-elles très différentes ?
Au niveau de l’esprit du jeu, Johan et Louis partagent la même vision du foot : football total, école ajacied, etc... Disons que Cruyff croit plus aux hommes et Van Gaal croit plus en son système. Pour le reste, ils se sont détesté… parce qu’ils se ressemblent ! Pratiquement le même âge, natifs d’Amsterdam est, grandes gueules, sûrs d’eux, talentueux techniciens, hyper ambitieux, orphelins de père très tôt tous les deux : voilà pour les points communs. La différence c’est que Cruyff était un footballeur de génie et pas Van Gaal, d’où la « condescendance méprisante » de Johan pour Louis née de leur rencontre en 1972 quand ils jouaient tous les deux à l’Ajax. Johan a toujours voulu être et rester l’acteur N°1 du foot néerlandais et le Roi de l’Ajax et du Barça. Louis van Gaal l’a défié sur ces trois terrains-là avec courage et talent. Aux Pays-Bas, Van Gaal est immensément respecté comme technicien. Il a fini 3ème du Mondial 2014 avec les Oranje, alors que Cruyff est passé à côté d’un de ses vœux les plus chers : coacher l’équipe des Pays-Bas…

Toi qui a pu le rencontrer l'an dernier, Cruyff a t'il toujours un côté "pop" ? Le côté despote semble en effet nettement plus visible depuis quelques années, comme en atteste la "Révolution de Velours" qui fut plutôt pas tendre à l'Ajax, en 2010...
Oui. En juin 2015 dernier, Johan était très affuté physiquement et intellectuellement. Dans la conversation, il est très mobile et son intellect turbine à 2000 à l’heure : il peut converser avec plusieurs personnes à la fois, sans problème. Quant au côté despote, il s’est infléchi du fait que Johan a pris un peu ses distances avec le foot : il s’est dégagé de son rôle de conseiller à l’Ajax, il n’intervient plus trop dans les affaires du Barça et reste éloigné des problèmes de l’équipe des Pays-Bas et de sa fédé. Johan n’a rien « à vendre », ni à défendre, du coup il se replie sur ses affaires (Fondation Cruyff et instituts Cruyff), sur sa famille et il s’occupe de sa santé (il a confirmé son cancer des poumons).

Le livre rappelle que Johan Cruijff a fait partie, grâce à son beau-père, des précurseurs du "football business", ce même football qui met maintenant l'Ajax sur la touche. Est-il alors réaliste d'exiger de l'Ajax d'avoir les mêmes normes que le Barça ou le Bayern en matière de football ?
Bonne question… Cruyff ne se doutait pas non plus que les excès du football business dont il est en effet un des « précurseurs » prendraient de telles proportions. Qu’un petit inconnu comme Martial soit vendu à Manchester 80 millions à 20 ans, il ne l’aurait même pas souhaité. Lui est parti au Barça en 1973 à 26 ans, champion d’Europe trois fois et deux fois Ballons d’Or : son transfert avait été astronomique mais lui-même était astronomique, donc l’économie du foot était un peu folle mais légitimée par l’âge, les titres et le talent. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui : 90 millions d’Euros pour Bale au Real, c’est dingue… Concernant l’Ajax, non il ne peut pas s’aligner sur le Bayern ou sur le Barça : l’Arrêt Bosman a tué le foot néerlandais, le football belge et écossais, etc.


Pour finir, est-il possible de résumer Johan Cruijff en 140 caractères, comme c'est la mode actuellement, plutôt qu'en quelques 380 pages ?
Soyons hype ! Un tweet ce serait 140 superlatifs inutiles. Alors plutôt une photo ! Prenez n’importe quelle photo du Cruyff « d’avant », sur un terrain, balle au pied, et vous comprenez au premier coup d’œil qu’il était unique. Même si la photo est floue, même si la photo est ratée, tout y est : la grâce, l’équilibre, l’amplitude gestuelle, le regard inspiré, le regard perçant, les cheveux au vent, la grande aventure au bout de l’action… Jeunesse éternelle, jamais mourir.


Johan Cruyff, génie pop et despote, publié aux éditions Hugo & Cie, 17€50 dans toutes les bonnes librairies. Et pour ceux qui en veulent encore plus sur Cruyff, le So Foot n° 128 (été 2015) qui lui est entièrement consacré et richement illustré est encore disponible sur commande, ici.

Auteur : Cédric

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